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L’activisme des PDG met-il la démocratie en danger ?

Georg Wernicke , HEC Paris
Aurélien Feix , Associate Professor

Dans cet article, initialement publié dans The Conversation France, Aurélien Feix, Professeur associé à l'EDHEC, s'intéresse à l'activisme des dirigeants (CEO activism) et à la manière dont cela peut influencer - voire potentiellement mettre en danger - le fonctionnement de la démocratie.

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18 Déc 2025
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Les interventions des dirigeants d’entreprises dans le débat public semblent de plus en plus nombreuses. À l’image d’Elon Musk, qui, après avoir soutenu Donald Trump publiquement, alla jusqu’à accepter un temps une mission gouvernementale que ce dernier lui avait confiée. Le cas du patron de Tesla est-il une exception ou révèle-t-il une tendance de fond chez les dirigeants d’entreprises ? Cette intervention des leaders économiques dans la politique fait-elle courir un risque spécifique à la démocratie ? Au-delà des États-Unis, qu’en est-il en France ?

Pendant la campagne de l’élection présidentielle américaine de 2024, Elon Musk s’est distingué par son soutien public massif à Donald Trump. Le patron de Tesla a cherché à peser de tout son poids dans l’espace public pour faire pencher la balance électorale en faveur du candidat républicain – que ce soit sur sa plateforme X ou lors de rassemblements électoraux.

Après la bruyante rupture de la « bromance » qui unissait les deux hommes, et malgré les conséquences pour le moins mitigées de cet épisode sur l’image du milliardaire et sur les entreprises dont il assure la direction, voilà qu’un autre PDG fortement médiatisé, Marc Benioff, s’est empressé de manifester son soutien à la politique de Donald Trump, estimant que celui-ci faisait un « excellent travail » et se déclarant favorable à l’envoi de la garde nationale à San Francisco (Californie), avant de partiellement revenir sur ses propos.

 

Phénomène d’ampleur

Assez surprenantes pour des Européens, habitués à ce que les acteurs économiques soient plus frileux à l’idée de s’engager politiquement, ces prises de position sont loin d’être une exception outre-Atlantique. Elles s’inscrivent plutôt dans un phénomène de grande ampleur aux États-Unis, qui a commencé à faire parler de lui il y a une dizaine d’années, et qui s’est accéléré depuis lors : « l’activisme des dirigeants d’entreprises » (« CEO activism »). Le terme « dirigeant » est à comprendre dans un sens large dans ce contexte : il désigne tout cadre assumant la direction globale d’une entreprise, qu’il s’agisse d’un dirigeant-propriétaire, d’un directeur général ou d’un président-directeur général.

Nos récents travaux s’intéressent précisément à ce type d’activisme, et nous nous sommes demandés dans quelle mesure il pouvait influencer, et potentiellement mettre en danger, le bon fonctionnement de la démocratie.

 

Sujets clivants

Depuis le milieu des années 2010, une part grandissante des dirigeants d’entreprises américaines prend part aux débats politiques de leur pays. Ils le font soit en affichant leur point de vue sur des sujets clivants et souvent éloignés du cœur de métier de leur entreprise, soit en prenant ouvertement la défense de l’un des deux grands partis politiques qui y structurent la vie politique.

Il serait erroné de croire qu’il s’agit là d’un comportement entièrement nouveau de la part des patrons, car il y a déjà eu par le passé des dirigeants d’entreprises que l’on pourrait qualifier « d’activistes ». Dans un passé lointain, on peut citer Henry Ford, fondateur et dirigeant du constructeur automobile du même nom, qui, dans la première moitié du XXe siècle, fit largement connaître ses idées politiques, notamment à travers ses écrits antisémites et en rejoignant le Comité Amérique d’abord (America First Committee), qui milita publiquement contre l’entrée en guerre des États-Unis dans les années 1940.

 

Dans un passé plus récent, le nom de Ross Perot, vu par certains comme un précurseur du trumpisme, vient à l’esprit. Fondateur de l’entreprise Electronic Data Systems dont il a tiré sa fortune, Perot se lança en politique durant la présidence de Bush père. Se présentant comme un homme en rupture avec les élites de Washington, il se présenta à deux reprises comme candidat indépendant à l’élection présidentielle, en 1992 et 1996.

 

Nouvelles logiques de communication

Si l’activisme patronal n’est donc pas propre à notre époque, il s’est sans aucun doute intensifié de manière inédite aux États-Unis au cours de la décennie écoulée, au point d’y devenir aujourd’hui monnaie courante. Ce phénomène fait d’ailleurs l’objet de nombreuses recherches universitaires qui s’intéressent non seulement aux conséquences des prises de position des dirigeants sur l’image et la performance économique de leur entreprise, mais aussi, à l’instar de nos travaux, à leurs répercussions sur la démocratie.

Les raisons du développement de cet activisme sont multiples. Elles tiennent notamment à l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants ayant visiblement à cœur de faire connaître publiquement leurs opinions politiques (une génération plus vocal et outspoken, comme disent les Américains), notamment dans le but d’accumuler un capital moral, c’est-à-dire d’acquérir une réputation de vertu.

Une autre raison réside dans l’essor des réseaux sociaux et des nouvelles modalités et logiques de communication qu’ils induisent, notamment une préférence pour les messages courts et polarisants, plus susceptibles de générer des clics et des partages.

 

L’activisme sociopolitique des entreprises

L’activisme patronal n’est qu’une forme d’un phénomène plus large, appelé « activisme sociopolitique des entreprises » (corporate sociopolitical activism), qui désigne la prise de position des acteurs économiques dans des débats sociétaux. En effet, les prises de position sur des sujets controversés ne sont pas uniquement le fait des dirigeants d’entreprise, mais peuvent aussi se faire au nom d’une entreprise ou d’une marque qu’elle commercialise. On parle alors « d’activisme des marques » (brand activism).

Si certaines publicités assimilables à cette forme d’activisme existaient déjà dans les années 1980 et 1990 – on peut notamment songer aux campagnes de Benetton sur des sujets comme le racisme et le sida –, l’activisme des marques n’a pris une ampleur considérable aux États-Unis que durant la dernière décennie, à l’image de l’activisme patronal précédemment évoqué.

Parmi les exemples les plus connus, on peut citer la campagne « Race Together » de Starbucks contre la discrimination raciale en 2015, la campagne « Dream Crazy » de Nike en 2018 en soutien au mouvement Black Lives Matter, et la campagne « The Best Men Can Be » de Gillette en 2019, qui critique des comportements masculins nocifs, tels que le harcèlement ou le sexisme.

 

Boycott et « buycott »

Ces campagnes trouvent leur explication, d’une part, dans une évolution des attentes d’une partie des consommateurs à l’égard des entreprises auprès desquelles ils se fournissent. Adeptes de la « consommation engagée », ces consommateurs conçoivent l’acte d’achat comme un acte politique à part entière et attendent des entreprises dont ils sont clients qu’elles partagent leurs convictions. Ainsi, des enquêtes menées aux États-Unis tendent à montrer que les jeunes générations sont globalement plus favorables aux prises de position des acteurs économiques que leurs aînés.

Ces campagnes traduisent également un opportunisme économique de la part des entreprises. Dans un contexte de guerre culturelle et de forte polarisation politique, elles peuvent en effet chercher à tirer profit des clivages qui traversent les États-Unis. Les campagnes publicitaires qui véhiculent des messages politiques sont souvent suivies d’un boycott de la part de consommateurs opposés à la cause défendue. Cependant, les entreprises misent sur le fait que ce boycott engendre en réaction un « buycott » plus massif encore de la part des consommateurs acquis à cette cause.

Ainsi, la campagne « Dream Crazy » a d’abord suscité un important backlash, caractérisé par la propagation du hashtag #BurnYourNikes sur les réseaux sociaux, ainsi qu’une baisse temporaire du cours de l’action et de la cote d’approbation de la marque Nike. Toutefois, la contre-réaction des clients favorables à l’initiative a transformé l’opération en un succès, augmentant la profitabilité de l’entreprise. Il semblerait donc que les émotions politiques, telles que l’attachement à une cause sociale ou l’indignation éprouvée à l’égard de ceux qui ne la partagent pas, figurent désormais parmi le panel d’émotions que les acteurs du capitalisme tentent d’exploiter à leur avantage.

 

Les risques pour la démocratie

Il est important de rappeler que les entreprises ont toujours été des acteurs politiques, c’est-à-dire qu’elles ont de tout temps cherché à influencer l’opinion publique et les décisions politiques. Mais, jusqu’à récemment, elles agissaient principalement « en coulisse », c’est-à-dire en se plaçant hors du regard du public, par le biais de pratiques telles que le lobbying, le financement de campagnes électorales, l’astroturfing ou la désinformation scientifique.

À l’inverse, l’activisme sociopolitique des entreprises est tout sauf discret et vise à être vu. En ce sens, il constitue une modalité d’action politique des entreprises d’un nouveau genre, qui présente également de nouveaux risques pour nos démocraties.

Ainsi, au regard des moyens dont disposent les grandes entreprises pour augmenter la portée de leur discours, on peut craindre que les idées qui servent leurs intérêts économiques ou qui sont en phase avec les idéologies de leurs dirigeants finissent par occuper une place disproportionnée dans l’espace public. Il est également à craindre que l’activisme sociopolitique des entreprises ne vienne aggraver la dégradation de la qualité d’un débat public déjà bien mal en point.

En effet, en capitalisant sur les émotions politiques de leurs clients, les acteurs économiques contribuent inévitablement à les exacerber. Cela concerne en particulier les émotions associées à ce que la psychologie politique appelle la polarisation affective, telles que l’aversion envers les personnes identifiées comme appartenant au camp politique opposé. Or, ces émotions nous rendent plus vulnérables à la désinformation et moins enclins à communiquer de manière constructive avec ceux qui ne partagent pas nos opinions politiques.

Ces risques devront faire l’objet d’une exploration approfondie à l’avenir, et une réflexion devra être menée pour les contrer efficacement. En effet, contrairement aux pratiques politiques menées de manière plus discrète, telles que le lobbying, qui sont encadrées par la loi (quoique de manière différente et plus ou moins stricte selon les pays), l’activisme sociopolitique des entreprises souffre d’un manque évident de réglementation.

 

Bientôt en France ?

On pourrait objecter que ce besoin de réglementation est moins pressant en France qu’aux États-Unis. Il est vrai que la méfiance à l’égard de l’ingérence des acteurs économiques dans les affaires politiques est beaucoup plus marquée en France, comme en témoigne la réglementation très stricte du financement des partis politiques. Par conséquent, les entreprises et leurs dirigeants restent, dans leur grande majorité, réticents à l’idée de prendre position politiquement.

L’activisme des marques est pour l’heure quasi-inexistant dans l’Hexagone, et celui des PDG encore très rare. Ainsi, Vincent Bolloré, homme d’affaires désormais à la tête un empire médiatique marqué très à droite et dont l’influence sur l’opinion publique suscite de vives inquiétudes, n’est pas un « PDG activiste » selon l’acception stricte du terme, puisqu’il continue de taire ses orientations et intentions politiques en public. Toutefois, on observe des signes indiquant que l’activisme patronal pourrait se développer dans les années à venir.

L’entrepreneur Pierre-Édouard Stérin, par exemple, ne cache pas l’idéologie sous-jacente à son projet Périclès, et le ton avec lequel des dirigeants d’entreprise, comme Bernard Arnault, participent aux débats politiques français se fait plus explicite et plus virulent que par le passé. L’avenir nous dira si cette tendance se confirme mais, quoi qu’il en soit, il nous semble important d’amorcer dès à présent une réflexion sur les mesures à prendre afin d’en contenir les risques.

 

 

Cet article d'Aurélien Feix, Professeur associé, EDHEC Business School et Georg Wernicke, Professeur assistant, HEC Paris Business School a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 Photo de Chris Boland sur Unsplash

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